Les riches méritent-ils d’être riches ?

5 septembre 2013

La crise économique et financière de 2008 a propulsé les énormes écarts de revenus à l’avant-scène politique et médiatique aux États-Unis, en partie à cause d’Occupy Wall Street. Ce mouvement social spontané est apparu en réaction à la croissance impressionnante de la part des revenus captée par les 1 % les plus riches. Cette part est passée de 9 % de tous les revenus en 1970 à 19,8 % en 2011, avec un sommet de 23,4 % en 2007, soit juste avant la crise [1]. Notons que la seule autre année où la concentration des revenus vers le sommet a été aussi élevée était en 1928, l’année précédant le Krach boursier ayant mené à la Grande dépression.

Un économiste à la défense des plus riches

Face à cette hausse des inégalités, Gregory Mankiw, professeur d’économie à l’Université Harvard et ancien conseiller économique du président George W. Bush, a monté une défense bien argumentée de la situation des 1 % les plus riches dans un article publié dans le Journal of Economic Perpectives il y a quelques mois [2]. Il y présente sa compréhension des fondements philosophiques et économiques derrière les écarts de revenus croissants aux États-Unis. Ce texte, premier de deux billets, abordera la trame narrative sur laquelle Mankiw base son argumentation.

L’auteur commence son texte avec un exercice mental où les revenus de tous seraient parfaitement égaux. Puis, des entrepreneurs comme Steve Jobs, J. K. Rowling et Steven Spielberg innovent et vendent leurs produits pour le plus grand bien des consommateurs, ce qui brise l’utopie égalitaire, engendrant de «justes» inégalités en faveur de ces créateurs de richesse.

Une trame narrative peu convaincante

Bien qu’illustrant une partie de la réalité (l’effort et le talent sont souvent récompensés par une meilleure rémunération), cette vision du monde souffre à mon avis de plusieurs limitations qui en invalident les conclusions.

1)    L’exercice est construit de façon à arriver aux conclusions que l’auteur recherche. Or, l’inverse peut être tout aussi vrai. Par exemple, lors des Trente glorieuses (1945-1973), la distribution des revenus était relativement égalitaire. Les institutions (normes sociales favorisant une distribution équilibrée des gains de productivité, haut taux de syndicalisation de la main-d’œuvre, système fiscal très progressif, État-providence généreux) assuraient une croissance économique forte et une classe moyenne importante [3]. Puis, à grands coups de lobbyisme et de campagnes de désinformation, les plus riches ont détourné le système à leur avantage [4].

2)    Trop souvent, des auteurs et des pugilistes de la rhétorique associent la réduction d’inégalités économiques et l’abolition de toutes les inégalités. Face à ce manichéisme, n’y aurait-il pas de position mitoyenne? Serait-il possible d’atténuer en partie les inégalités sans pour autant revivre le cauchemar soviétique?

3)    Le marché n’est pas toujours le meilleur outil pour récompenser à sa juste valeur économique et sociale un effort ou une innovation. Est-ce que les contributions des chercheurs ayant créé l’Internet ou la pénicilline ont une valeur moindre que celle du PDG qui met en marché avec succès un produit de beauté? L’enseignante qui éduquera des milliers de citoyens contribue-t-elle moins au bien-être collectif que le joueur de hockey moyen? Le médecin est-t-il moins utile que le spéculateur boursier ? Bien sûr, la prise de risque doit être prise en compte, mais l’État ne prend-t-il pas des risques financiers importants en finançant la recherche fondamentale ou l’éducation pour tous? Le succès n’est pas toujours au rendez-vous et pourtant ces dépenses publiques apportent une contribution essentielle au progrès à moyen et à long terme.

4)    En illustrant avec Jobs, Rowling et Spielberg, la contribution des individus composant le 1 % le plus riche, Mankiw a sélectionné trois entrepreneurs connus de tous. Toutefois, la grande majorité des membres de ce groupe sont des dirigeants, des cadres supérieurs et des professionnels actifs dans des domaines où la création et l’innovation sont moins déterminantes que, disons, les opportunités d’extraction de rente [5]. D’ailleurs, Jobs, Rowling et Spielberg ont largement profité d’une forme de rente, soit  de leur position monopolistique assurée par des droits d’auteurs et des brevets assurés par la règlementation gouvernementale [6].

5)    S’ils sont les visages les plus visibles d’un succès commercial, les innovateurs sont rarement le seul ingrédient dans la recette. Ils ont des employés moins rémunérés qu’eux qui contribuent pourtant de façon déterminante à leurs succès. L’éducation de l’ensemble des citoyens, la construction et l’entretien des infrastructures, les lois et traités qui favorisent les activités marchandes qui favorisent la productivité sont financés par l’ensemble de la population au moyen des taxes, des impôts et d’autres restrictions .

6)    Bill Gates et Steve Jobs ont démarré leur entreprise en 1975 et 1976 respectivement, au moment où Steven Spielberg tournait Jaws, son premier film à succès. À cette époque, le taux marginal d’imposition atteignait 70 %, les gains en capital étaient taxés à 40 % et les profits des entreprises l’étaient à presque 50 % [7]. Pourtant Gates, Jobs et Spielberg n’ont pas ménagé leurs efforts. Comme le soutenait si bien Joseph Schumpeter, l’entrepreneur est un aventurier, un innovateur qui entreprend ses projets pour le défi. Il n’est pas un mercenaire motivé d’abord par l’argent car ses ambitions sont plus grandes. Les véritables innovateurs et entrepreneurs ne vont pas diminuer leurs heures de travail à cause d’un taux marginal d’imposition plus élevé. Ils aiment ce qu’ils font et vont tout faire pour que leurs projets réussissent.

7)    La faille la plus importante de l’argumentation de Mankiw réside dans l’absence de limite objective à la concentration des revenus. À partir de quel niveau serait-ce trop? Quand le premier centile a accaparé 50 % de tous les revenus? 80 % ? À partir de quand l’opinion et les conditions socio-économiques de la grande majorité des citoyens compte-t-elle davantage qu’une justification théorique ?

En somme, la trame narrative qu’utilise Mankiw ne rend compte que d’une petite partie de l’histoire et passe à côté des phénomènes responsables de la hausse des inégalités en faveur du sommet. Le mérite individuel est relatif et le marché n’est pas toujours le bon baromètre pour en juger. Je laisse le mot de la fin à un chroniqueur du magazine britannique The Economist :

Mr Mankiw’s analogy stacks the deck by making it appear as though great creative entrepreneurs create the consumer demand which leads to inequality. This is not how things work. Inequality is rising for structural reasons that have nothing to do with the social value produced by the labour of the top one percent of earners. [8]

Références

1. World Top Incomes Database. 2013. En ligne.  http://g-mond.parisschoolofeconomics.eu/topincomes/.

2. N. Gregory Mankiw, 2013. « Defending the One Percent ». Journal of Economic Perspectives, vol. 27, n° 3. En ligne. http://scholar.harvard.edu/files/mankiw/files/defending_the_one_percent_0.pdf.

3. Claudia Goldin et Robert A. Margo, 1992. « The Great Compression: The Wage Structure in the United States at Mid-Century ». Quarterly Journal of Economics, vol. 107, nº 1.

4. Je ne souscris pas tout à fait à cette conclusion. Le but est ici de démontrer l’autre extrême de l’aspect caricatural déployé dans cet exercice mental.

5. Jon Bakija, Adam Cole et Bradley T. Heim, 2012. « Jobs and income growth of top earners and the causes of changing income inequality ». En ligne. http://web.williams.edu/Economics/wp/BakijaColeHeimJobsIncomeGrowthTopEarners.pdf. Pour une illustration graphique, voir : http://bit.ly/1ecr0U5

6. Center for Economic and Policy Research. 2013. « The Bigger Problem With Mankiw’s Plan to Give Everything to the One Percent ». http://bit.ly/1dEsWpw

7. VisualizingEconomics. 2013. « Top Marginal Tax Rates, 1916-2010 ». http://bit.ly/19gmhgf

8. M. S., 2013. « The 1 percent needs better defenders ». The Economist Blog. En ligne. http://www.economist.com/blogs/democracyinamerica/2013/06/inequality.

9. Pour une revue de littérature sur les théories et les travaux empiriques portant sur l’évolution des hauts revenus:  Zorn, 2012. « À la recherche du 1 % : que nous apprennent les travaux d’Atkinson, Piketty et Saez sur la concentration des hauts revenus? », Revue Interventions économiques, vol. 45. http://interventionseconomiques.revues.org/1708.


Ce billet a d’abord été publié sur le blogue de l’Association des économistes québécois.