Le consommateur, simple individu optimisateur? Vraiment?

18 mars 2015

Ce billet est le sixième d’une série de 8 textes sur le postkeynésianisme.

Les consommateurs sont-ils des agents maximisateurs de bien-être ? Leurs achats sont-ils calculés à l’aide d’un ordinateur performant pour prendre en compte toutes les informations disponibles, comme le sous-entend la théorie économique orthodoxe ? Les postkeynésiens considèrent cette approche déconnectée de la réalité et de peu d’utilité pour l’analyse économique. Ils ont développé une théorie alternative davantage représentative des données empiriques et des comportements observés. Ce billet en dressera les grands traits.

Le consommateur, optimisateur rationnel ?

L’approche orthodoxe de l’économie conçoit le consommateur comme un optimisateur rationnel qui maximise son bien-être par ses choix et ses achats, un concept qui est modélisé par une fonction d’utilité. Il effectuerait ses choix à la marge, dans une logique de substitution, puisqu’il y aurait toujours un prix auquel un bien sera substitué pour un autre. Cette approche présuppose que tous les choix sont comparables (puisque mesurés par la même unité de mesure, c’est-à-dire l’utilité), sans qu’il y ait de place pour l’indécision.

En plus d’être impossible à calculer empiriquement, cette approche est statique, ne laissant pas de place pour les changements de préférences. Or, les consommateurs changent d’idée, parfois rapidement, sur ce qui constitue leur constellation de préférences. Cette approche permet difficilement de prévoir les comportements des consommateurs puisque plusieurs autres facteurs entrent en ligne de compte. Par exemple, la façon et l’ordre dans lesquels des choix sont présentés a un impact sensible sur leurs décisions.

La théorie postkeynésienne du consommateur

Plutôt que de calculer l’utilité optimale d’un panier de biens (ce qui est impossible à calculer), les postkeynésiens conçoivent le consommateur comme un individu qui utilisera la «règle du pouce» et l’émulation pour déterminer sa consommation et son comportement. Il limitera ce qu’il considère disponible à quelques choix pour prendre ses décisions, le plus souvent déterminées par la routine et par les normes sociales. L’approche postkeynésienne s’inspire de plusieurs sources, notamment les travaux d’institutionnalistes, de psychologues, de sociologues, de spécialistes en marketing et d’économistes hétérodoxes comme Nicholas Georgescu-Roegen et Herbert Simon. Ainsi, la théorie postkeynésienne présente le consommateur davantage comme un humain aux capacités et à la patience limitées que comme un automate optimisateur aux capacités calculatoires toutes puissantes :

Il a été démontré que la grande majorité des décisions des consommateurs sont spontanées et résultent de routines ou de choix sans pondération, sur la base de un ou deux critères. Par exemple, dans la sélection d’un fauteuil, le choix des couleurs ne pourrait compenser la qualité du cuir exigé par l’acheteur. Les ménages ne soupèsent pas toutes les options possibles, sauf pour les achats significatifs. Cela leur permet de prendre rapidement les décisions nécessaires. (Lavoie, 2005, p. 29)

Cette approche permet au consommateur de simplifier ses décisions quotidiennes. Il n’optimise pas; il pratique la «satisfaisance» (satisficing, néologisme des mots satisfaire et suffire), concept développé par l’économiste behavioriste hétérodoxe Herbert Simon. Comme l’explique Lavoie : « individuals set aspirational levels, so that the search for alternatives is brought to an end when the aspiration level is achieved » (Lavoie, 2014, p. 90). En définissant ce qui lui est acceptable et ce qui ne l’est pas, le consommateur évite de considérer toutes les options possibles, en ne jonglant qu’avec celles qu’il considère acceptables.

Contrairement aux théories orthodoxes du consommateur, les postkeynésiens font la distinction entre un besoin et un désir. Par exemple, se nourrir est un besoin; décider entre une pizza et un filet mignon est un choix. La prise de décision du consommateur doit être simple et rapide car ses capacités cognitives et son temps sont limités. Dans la vraie vie, pas le temps d’effectuer de savants calculs pour déterminer quel est le choix optimal de shampoing ou de craquelins. Les possibilités deviennent ainsi beaucoup plus limitées, donc gérables. L’inverse relève de l’impossible dans la vie de tous les jours :

S’il fallait que le consommateur tente d’allouer ses revenus en tenant compte de tous les prix et de tous les biens possibles, la tâche serait trop vaste. Pour pallier cette complexité, les consommateurs prennent une série de décisions qui simplifient et subdivisent la tâche. Ils allouent différents budgets aux différents postes de dépenses (nourriture, vêtements, services, divertissements, logement, transport), puis à l’intérieur de chaque poste, ou de chaque besoin, ils évaluent les différentes sous-catégories ou leurs désirs, indépendamment des autres postes de dépenses. (Lavoie, 2005, op. cit., p. 30)

Des besoins hiérarchisés

À partir de son revenu disponible, le consommateur divisera ses besoins selon des catégories spécifiques de biens et services. Ses choix se feront de façon relativement isolée et hiérarchique, un parallèle évident avec la pyramide de Maslow. Les biens de première nécessité (logement, nourriture) seront probablement déterminés en premier. Lorsqu’une catégorie de besoins est satisfaite, il passera à la suivante. Cet ordre hiérarchique des préférences signifie que les effets de revenu prévalent sur les effets de substitution. Le niveau et le type de demande l’emporte sur les prix relatifs. Ce constat est cohérent avec l’approche macroéconomique postkeynésienne, où la croissance économique est déterminée par la demande résultant principalement des salaires. Contrairement aux postulats orthodoxes, le consommateur se comporte empiriquement comme le prédit la perspective postkeynésienne :

Seule la hausse du coût global des composantes d’un poste de dépenses pourrait avoir un impact sur l’allocation attribuée aux autres postes majeurs (la hausse du coût global de nourriture pourrait entraîner une chute des dépenses de nourriture). De fait, les études empiriques démontrent clairement que les grands postes de dépenses ont des élasticités prix extrêmement faibles […] et des élasticités prix croisées voisines de zéro […]. Autrement dit, les effets de substitution entre grands postes de dépenses sont presque nuls [et] ne sont vérifiés à toutes fins pratiques que lorsque des produits similaires sont mis en cause (dans les cas de jus de fruits et boissons gazeuses par exemple). (Ibid.)

Dans cette perspective, largement influencée par l’environnement social, la publicité prend tout son sens. Des besoins peuvent être créés avant que le consommateur ne « prenne conscience » qu’il a désormais « besoin » d’une tablette électronique. L’apprentissage des besoins est avant tout social, c’est-à-dire déterminé par son environnement. Les consommateurs s’y adaptent. La consommation sociale, relative à celle des autres, s’explique mieux dans cette perspective. De plus, les choix passés ont une influence sur les décisions actuelles du consommateur; l’achat d’un ordinateur Mac peut être motivé par la possession de logiciels et d’habitudes hérités de la possession d’un Mac à une période antérieure.

Les sept principes de la théorie postkeynésienne du consommateur

Lavoie, 2005, op.cit., p. 28.

Évidemment, cette théorie est plus complexe à modéliser qu’une fonction d’utilité. Elle possède néanmoins l’avantage d’être beaucoup plus représentative du monde réel, lui-même doté d’une complexité parfois difficile à simplifier. Après tout, c’est à la théorie économique de s’adapter au monde réel, plutôt que l’inverse.


Ce billet a d’abord été publié sur le blogue de l’Association des économistes québécois.